Chronique Hebdo 1
9-15 septembre 2018
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« S’il y a un rivage, ses traits ne sont
non pas aux golfes de la peau
mais aux franges du sang. »
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Ces trois vers en exergue sont l’œuvre de la poétesse Éléonore de Monchy dont le premier recueil, À tire-d’os, a paru cette année aux éditions de Corlevour. La lecture de poèmes exige une temporalité lente, si l’on veut pouvoir pénétrer, au-delà des sons et des images, la réalité sous-jacente que pointe l’auteur. Éléonore de Monchy évoque, dans ces vers extraits du premier poème, tous nos mots en quête de terre ferme, d’un rivage où accoster, se poser et reposer. Ce rivage ne saurait être extérieur à nous, heurtant notre épiderme comme une greffe étrangère ; il est intime, « aux franges du sang », ce qui constitue l’essence même de la vie dans les traditions antiques – à commencer par celle biblique.
Les mots les plus vrais, a fortiori la littérature authentique, ne sauraient faire l’impasse d’une intériorité – non pas cette « poésie subjective [qui] sera toujours horriblement fadasse », selon les mots d’Arthur Rimbaud dans sa fameuse « lettre du Voyant », mais un jet de paroles fuselées et nées du cœur de l’homme.
Ce jaillissement intime peut traverser toute littérature, du poème au livre pour enfants, du polar à l’essai philosophique. Je pense, dans le genre policier, aux romans de Bernard Minier, qui mêlent l’intrigue angoissante et une plongée dans les méandres de ses personnages – du commandant Martin Servaz et de son double terrifiant Julian Hirtmann, unis par la même passion pour le compositeur Gustav Mahler.
J’ai lu cette semaine deux courts thrillers, Ambitions assassines de Claire Bauchart (éditions du Rocher) et La Guerre de France de Christian de Moliner (Pierre Guillaume de Roux), qui présentent des caractéristiques similaires : une héroïne au centre, une dimension politique marquée, un même goût pour l’action…
Résumons en deux mots.
Dans Ambitions assassines, Claire Bauchart met en scène une journaliste, Pascaline Elbert, chargée d’écrire une ennuyeuse nécrologie sur une jeune comédienne, morte brutalement d’un soi-disant accident, et qui apprend que celle-ci était la maîtresse de Ghislain Dupuis, pressenti pour remporter l’élection à la mairie de Paris dix jours plus tard.
Dans La Guerre de France, Christian de Moliner se lance dans un roman d’anticipation : la guerre civile fait rage en France entre islamistes et nationalistes, au rythme d’attentats réguliers et sanglants. Un sommet est organisé en Moldavie pour faire taire les armes. En marge des négociations officielles, tout juste bonnes à donner le change aux journalistes, des échanges ont lieu entre les deux parties, menés (contre son gré) par une jeune femme, Djamila Loufi, musulmane par sa mère et – ce qu’elle apprend dans les premières pages – fille du leader nationaliste.
Si les univers sont radicalement différents, ce qui les unit me semble plus pertinent : la volonté de mener avec rythme leur intrigue, au détriment de toute atmosphère singulière et d’une possible empathie pour les personnages, souvent réduits à des esquisses caricaturales. Ce n’est pas que leurs romans soient mauvais ; ils me sont simplement, pour reprendre la métaphore poétique d’Éléonore de Monchy, épidermiques.
Nous n’éprouvons rien, regardons l’action se dérouler jusqu’à son terme et sommes presque soulagés d’en finir, tant Pascaline Elbert et Djamila Loufi nous semblent loin, très loin, de notre cœur et de notre intelligence.
Qui sont-elles réellement ? Quels sont les mécanismes humains qui les meuvent, les habitent et les font habiter l’espace et le temps, pour reprendre une problématique chère à Heidegger, que j’ai eu l’occasion de développer dans ma critique de la magnifique pièce d’Anne-Cécile Vandalem, Tristesses ?
Pour répondre à de telles interrogations, il faut prendre le temps, beaucoup de temps, chercher le rivage des mots, non « aux golfes de la peau », même ‘‘repulpée’’ et tonifiée, mais « aux franges du sang », en bordure de ce flux mystérieux qui anime notre intelligence, notre imagination, notre inspiration.
Éléonore de Monchy, À Tire-d’os, éditions de Corlevour, 2018, 112 p., 16 €
Claire Bauchart, Ambitions assassines, Le Rocher, 2018, 168 p., 14 €
Christian de Moliner, La Guerre de France, Pierre Guillaume de Roux, 2018, 224 p., 19,90 €
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