Il faut se rendre à l’évidence : de moins en moins de gens aiment lire, de nos jours. Surtout parmi les ignares et les jeunes, mais pas seulement. En revanche, on écrit de plus en plus, notre siècle du twitter et du SMS sera épistolaire. Il y a davantage d’auteurs que de lecteurs, ce qui signifie que l’on ne communique plus, que l’on crée pour soi-même à tire-larigot.
J’ai déjà souligné l’alternative qui se propose en face d’une édition industrielle, formatée, exportatrice à tout vent, prisonnière de la rentabilité : le retour à un système habituel au dix-huitième siècle, le libraire-éditeur qui vise un public limité, une distribution courte, des adresses choisies, des exportations ciblées, une destination intellectuelle. Ce qui signifie que l’on ose cette terrible incorrection politique : un livre ne doit pas être disponible pour tout le monde. Elitisme qui en finit avec le rêve chrétien ou marxiste de l’égalité, et même avec le pur désir d’équité.
L’économiste Huan Thing, que M. Piano m’avait présenté, me fit remarquer un beau matin que ces deux types de diffusion, industrielle ou artisanale, des pensées et des récits, étaient l’écho des deux modèles qui allaient co-exister pour les marchandises plus ordinaires. D’un côté, une mondialisation qui génère l’uniformité des architectures, la banalisation des objets quotidiens, des ameublements et des nourritures, le consensus, la synthèse des différences, une vulgarisation abêtissante des connaissances qui pérennise artificiellement ce rêve d’égalité et l’utopie de l’universalité. D’un autre côté, une singularité des lieux particuliers de production, une proximité de leur commerce, l’effervescence de l’originalité des aliments, des cuisines, des goûts, des vêtements, l’excentricité de placards amovibles vendus sans se soucier d’une conformité universelle, et négligeant des étrangers ou des sots qui ignoreraient ces lointaines créations.
Si l’envie d’écrire, de dire, de s’affirmer individuellement, l’emporte sur le désir de lire et de connaître son voisin, d’être massivement lu et de vouloir communiquer, ce dernier modèle économique représente l’avenir.
Huan Thing me tenait ce discours en Camargue, devant un étang ensoleillé, éblouissant, où des milliers de flamants roses lançaient des sons râpeux, impensables à nos oreilles : ces musiques, tels des ongles crissants sur une ardoise, avouaient-elles qu’elles approuvaient ces élucubrations humaines ? Mais comment lire les paroles de ces oiseaux supérieurs ?