Eléonore Benedict, née à la fin du vingtième siècle, déchira très tôt toutes ses poupées, cassa ses jouets, creva les yeux de son ours en peluche, et exaspéra durant vingt ans ses parents, propriétaires d’une agence immobilière, à tel point qu’ils finirent par se suicider. Le juge d’instruction conclut que c’était classique dans la logique freudienne des inconscients où la progéniture malmène forcément ses géniteurs.

Majeure, elle prit la direction de l’entreprise qui périclita rapidement à la suite d’investissements tordus et d’achats de terrains peu rentables. De même que le couple qu’elle formait avec le plombier John Landys s’étiola, miné par trop de reproches, de soupçons réciproques d’adultère, tandis que dans la maison des faubourgs les assiettes se brisaient, les meubles se renversaient. Jusqu’au jour où elle mit le feu aux placards de la cave, John décéda dans l’incendie, le juge conclut que ces feux étaient habituels avec ces matériaux mal agencés par les nouvelles générations.

Peu à peu, la veuve Eléonore Landys saisissait qu’elle était une catastrophe ambulante, qui sciemment détruisait tout sur son passage. Elle apprit que cette attitude serait plutôt l’apanage des mâles, la femelle représentant davantage la construction, la procréation, la préservation. Elle en conclut qu’elle était masculine, toutefois cette distinction l’énerva, et pour tenter de se calmer elle étudia l’Histoire humaine.

Elle apprit que, depuis le début de cette Histoire, la seule originalité universelle de l’être humain fut de détruire régulièrement les beautés, les preuves d’intelligence, les civilisations, les oeuvres d’art, les techniques, les sociétés, les fraternités, les maisons, les architectures et les théories qu’il avait élaborées, échafaudées et magnifiées, pour les remplacer par des nouveautés en un incessant mouvement de remises en question, de haines entre les générations, de luttes entre la modernité et le passé.

Elle en conclut qu’elle n’était ni masculine, ni féminine, mais horriblement humaine. Toutefois, en cette absurde lucidité qui ne la quittait plus, elle décida d’aller jusqu’au bout de son humanité, de détruire les forêts, les animaux, de souiller les océans, de dépenser à qui mieux mieux les ressources de la nature, de réchauffer encore plus la planète Terre.

— Non ! hurlait Mme Piano à M. Piano qui s’élançait avec un couteau : as-tu raison de vouloir, elle aussi, la détruire ?