On a déjà parlé des âmes pas encore incarnées, en attente. Penchons-nous vers ce qui est davantage perceptible : les âmes des morts. Elles sont essentielles dans la vie politique, et l’on vient d’enterrer Jacques Chirac. Je ne vois pas le rapport, nous dira-t-on prudemment. Il est pourtant évident, mais point pour les raisons que vous pourriez imaginer.
Les esprits, les fantômes des corps enterrés s’ennuient, ils échappent aux angoisses des vivants, la peur de mourir, l’incertitude du futur, la nécessité de réussir, de donner un sens à l’existence. De plus, la mort leur a ôté toute apparence figée, ils peuvent changer de forme, prendre d’autres visages.
C’est Democrite de Sicile qui, le premier, a esquissé cette théorie : quand un humain acquiert le pouvoir, par hérédité tel un roi, par la force tel un tyran, par une élection tel un démocrate, il se trouve devant des problèmes inextricables qui le chavirent, il perd son intelligence, son goût de régner, il se rend compte qu’il n’y arrivera pas, que c’est trop compliqué. Alors, il prend langue avec un fantôme qui traîne dans l’air, le cajole, le met à sa place, demeurant lui-même dans l’ombre de cette ombre.
Si les gouvernants, depuis l’invention de l’humanité, nous déçoivent, nous les peuples, ce serait parce que, trop souvent, ils sont des âmes de morts, qui n’ont plus rien à prouver, à espérer, qui peuvent s’amuser, jouir des ors et des trompettes, ne se souciant plus d’un avenir qui est, de leur point de vue, derrière eux. Et cela expliquerait leur mine désemparée, leur étonnement devant le réel, leur maladroite désinvolture, leur surdité et toutes ces agitations factices pour meubler le silence.
Democrite de Sicile a dénombré plus d’une centaine de dirigeants historiques, qui ainsi ne seraient que des fantômes paravents. Notamment : Charles Quint, Ivan IV le Terrible, Elisabeth I, Napoléon après son sacre, Staline, Mao après la Longue Marche, Nehru, J. F. Kennedy.
Faut-il le croire ? Si l’on applique cette analyse, ou plutôt cette suggestion qui légitimerait bien des rancoeurs et des révolutions, aux huit présidents de la Cinquième République du pays de France, seuls deux d’entre eux sembleraient avoir refusé la facilité d’un ectoplasme qui les remplace en accaparant leur allure, leur visage, leur parole.
Lesquels ? Laissons à l’éventuel lecteur le soin de choisir les noms de ces deux braves et sincères illuminés.