A la découverte d’une autrice.

Après Sergi Belbel, l’autrice catalane Lluïsa Cunillé est la 2ème dramaturge catalane à être présentée à la Comédie Française avec « Massacre ». Les pièces d’auteur-trices catalan-nes sont malheureusement très peu montées en France. Aussi, lorsque c’est la Comédie Française, qui décide d’en programmer une, au-delà du prestige que cela représente, c’est aussi la reconnaissance d’une œuvre et d’une autrice contemporaine qui est mis en lumière.
Si la Catalogne, regorge de nombreux auteurs et autrices qui ne demande qu’à être découverts, le choix de Lluïsa Cunillé est des plus justifiés. Avec 45 pièces écrites dont 25 jouées en Espagne, au Portugal, en Argentine, aux États-Unis, en Belgique, en Uruguay, en Allemagne, au Canada, en Italie, au Mexique et maintenant en France.
Brillante par son écriture elle l’est aussi, par sa discrétion : Pas d’interviews, pas de dédicaces ni de tables rondes. Dans un monde, sur-médiatisé à la quête de buzz, de petites phrases où de futilités, rien de tout cela pour Lluïsa Cunillé. Ses meilleurs ambassadeurs sont ses collègues auteurs (Sergi Belbel, Josep Maria Miró et bien d’autres).
Le texte « Massacre » dont le titre original catalan « Occisió » qui signifie « Mort violente », a été écrit en 2001, a été proposé par la Comédie Française au jeune metteur en scène Tommy Milliot, qui s’en est évidement emparé : « Dès la première lecture : sa part d’énigme. La rencontre avec une écriture qui fait naître des interrogations et qui se garde d’offrir des solutions. Ce qui m’échappe me donne envie. Le théâtre que propose Lluïsa Cunillé n’est pas « consommable ». J’aimerais que, grâce à mon travail de mise en scène, le spectateur sorte du Studio-Théâtre avec davantage de doutes que lorsqu’il  y est entré. Un élément très important de mon travail est le rapport à l’espace. La lecture de « Massacre » m’a immédiatement questionné sur l’espace possible de la représentation. Quelle déambulation cette écriture implique-t-elle ?
Son théâtre n’est pas une métaphore de la vie. Toute la pièce est arrimée à des situations très concrètes ; ce qui en fait la particularité, c’est qu’on a l’impression que l’autrice les explore au microscope. Son déroulement s’inscrit dans un avant et un après, auxquels on n’a que partiellement accès. C’est aussi un théâtre de la douleur, une douleur rentrée. Le sens des mots n’y est jamais le sens apparent, comme le dit justement le traducteur Laurent Gallardo. L’espace se construit donc petit à petit, sans jamais venir se plaquer sur l’écriture, mais en l’accompagnant ».

 

Que nous raconte « Massacre » ?
La pièce met en scène deux femmes, D et H, qui se voient contraintes de cohabiter dans un hôtel pendant une semaine. D, est la propriétaire de cet établissement perdu dans les montagnes, à plusieurs kilomètres du premier village habité. Par manque d’affluence, l’hôtel est sur le point de fermer définitivement. H est la dernière cliente. Elle a réservé une chambre et compte bien y rester. D a beau insister pour qu’elle quitte les lieux, H refuse comme s’il en allait d’une nécessité presque existentielle. Ces deux femmes, que tout oppose, sont à une étape cruciale de leur vie : l’une hésite à vendre l’affaire familiale pour se construire un avenir ailleurs et l’autre doit apprendre à faire face à la solitude après son divorce. Chaque soir, tel un rituel, elles se retrouvent dans le salon de l’hôtel pour échanger sur leur quotidien, mais ce dialogue a priori ordinaire laisse peu à peu entrevoir le trouble qui les habite. L’arrivée imprévue de A, automobiliste victime d’un accident au beau milieu de la nuit, fait voler en éclat l’équilibre précaire du huis clos.

Traducteur de plusieurs pièces de Lluïsa Cunillé dont « Massacre » Laurent Gallardo, nous apporte un éclairage de l’œuvre de Lluïsa Cunillé : « La critique en Catalogne associe Lluïsa Cunillé à la génération des années 1990 regroupant des auteurs tels que Sergi Belbel, Carles Batlle, Mercè Sarrias … qui prônent un retour au théâtre de texte après une période marquée par l’essor d’une dramaturgie scénique, où l’écrit est perçu comme un élément subalterne de la création théâtrale.
Si Lluïsa Cunillé participe de cette résurgence du drame en Catalogne, ce n’est pas pour renouer avec les vieilles lunes du théâtre bourgeois, mais au contraire pour s’en écarter et faire ainsi émerger une esthétique qui interroge le rapport du théâtre au réel. Le théâtre de Lluïsa Cunillé fonctionne comme un microcosme arrimé au concret, où les actions les plus anodines ne constituent pas à proprement parler un ensemble de signes désignatifs mais un régime d’indices.
Tel un négatif photographique, celle-ci explore un invisible qui ne peut être vu qu’à travers ce visible concret. C’est donc en dernière instance au spectateur que revient la tâche de mettre en corrélation les indices pour explorer les tenants et les aboutissants d’une action théâtrale qui agit sur le monde par sa capacité à défaire toute image consensuelle de la réalité.
Dans « Massacre » prédomine une atmosphère d’une inquiétante étrangeté qui désoriente sans cesse l’interprétation et amplifie un climat changeant qui dérive peu à peu vers une situation de rupture. Comme dans le théâtre d’Harold Pinter, la banalité du discours devient l’espace privilégié de stratégies de domination physique, psychologique et sexuelle entre les personnages. Malgré la distance qui les sépare, ceux-ci ne cessent de vouloir communiquer, mais la volonté de quitter l’enfermement dans lequel ils se trouvent est contrebalancée par un instinct de protection : D et H sentent que leur intimité est menacée par la présence de l’autre. Il en va de même avec l’irruption de l’automobiliste dans le salon de l’hôtel en pleine nuit. En ce sens, les personnages utilisent le langage tantôt pour dominer, tantôt pour se protéger du désir de domination d’autrui.
Ce que met en scène cette pièce, c’est précisément l’expérience que les personnages font du langage pour parvenir à leurs fins. Mais derrière celles-ci se cachent en vérité d’autres fins dont ils n’ont pas conscience et qu’ils découvriront à travers ce jeu de domination. On le voit, l’idée de communication est mise à mal dans un univers où le dit et le non-dit, l’exprimé et le refoulé s’entrechoquent sans pouvoir être démêlés. Ce n’est pas tant le langage de la vérité qui intéresse Lluïsa Cunillé que la vérité du langage : écrire en ayant à l’esprit que les mots ne disent pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils ont l’air de dire. Pour elle, le silence est un complément indispensable de l’écrit qui fait du bruit. « Massacre » en est le meilleur exemple : si la pièce fonctionne comme une variation du théâtre de la menace (univers clos, intrusion de l’extérieur, jeux de domination, etc.), elle nous plonge dans cet en-deçà du langage et nous invite à chercher du sens sous le sens apparent ».

 

Pour mieux connaitre Lluïsa Cunillé.
Voici quelques repères : Elle est née à Badalona (environs de Barcelone) en 1961, elle suit, entre 1990 et 1993, l’enseignement en dramaturgique de José Sanchis Sinisterra qui est l’une des 2 grandes figures (avec Bennet i Jornet) de l’écriture théâtrale post franquiste. En 1995, elle fonde avec Paco Zarzoso et Lola López La Companyia Hongaresa de Teatre et en 2008, la compagnie La Reina de la Nit avec Xavier Albertí et Lola Davo. Entre 2006 et 2011, elle est autrice résidente au prestigieux Teatre Lluire de Barcelone. Elle est actuellement, membre du comité de lecture du Teatre Nacional de Catalunya. Elle est Lauréate du Prix Calderón de la Barca (1991), le Prix de la critique de Barcelone (1994, 2000 et 2016), le Prix Ciutat de Barcelona des arts scéniques (2004), le Prix national de Théâtre de la Generalitat de Catalogne (2007) et le Prix national de littérature dramatique du Ministère de la Culture espagnol (2010).
1992, est l’année de l’écriture de son premier texte, « Rodeo ». Vont suivre près de 45 pièces, écrites en catalan ou castillan, dont « Libración » (1994), « Privado » (1998), « Passatge Gutenberg » (2000), « Occisió (Massacre) » (2001), « Aquel aire infinito » (2003), « Barcelona, mapa d’ombres » (2004), « La cantante calva en el McDonald´s » (2006), « Après moi le déluge » (2007), « El carrer Franklin » (2015), « Islàndia » (2017) et « Dinamarca » (2019).
Les textes traduits en français sont : « Barcelone, paysage d’ombres », « Le Temps », « Islande » et « Massacre » traduits en France par Laurent Gallardo de la Maison Antoine Vitez. Il y a également « Après moi le déluge » traduite deux fois au Québec dont la version la plus intéressante est celle de Geneviève Billette avec la collaboration de Ian Ericksen.

Lluïsa Cunillé a aussi fait l’objet d’un Doctorat à l’Université de Toulouse, rédigé par Fabrice Corrons (2009).

Si « Massacre » (Occisió) est le premier texte de Lluïsa Cunillé monté en France, espérons que d’autres suivront. En attendant, la pièce est à l’affiche de la Comédie Française, jusqu’au 8 mars. Le public a si bien répondu présent, que, c’est complet. Espérons qu’il y aura une reprise.

François Vila

« Massacre » Mise en scène et scénographie Tommy Milliot – Avec Sylvia Bergé, Clotilde de Bayser, Nâzim Boudjenah et Miglen Mirtchev – Créé en français au Studio Théâtre de la Comédie française.
Photographies du spectacle © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française