C’était un âne normal, aux grandes oreilles, aux yeux doux. Il s’appelait Picotin, on le nommait Wolfgang von Picotin par respect un peu ironique pour sa science, car il se disait astrophysicien.
A la campagne, sur un pré vert, le petit-fils de mon ami Piano, cet énergumène de Clavecin, ce jour-là costumé en canari, me le présenta : l’âne sembla indifférent, mais se mit à braire. Ce fut l’aigle de Xi, ex-humain et autrefois interprète du gouvernement chinois, dont je vous ai déjà parlé, qui traduisit les étonnants braiments de cet âne fameux :
« Quand, comme moi, on a beaucoup voyagé dans l’espace, racontait-il d’une façon placide que l’aigle rendait épique, on saisit les oeillères de l’humanité qui ne voit pas plus loin que le seuil de sa porte. Dès que l’on s’éloigne de nos proches galaxies, l’univers est discontinu, fragmenté, changeant. Vous percevez une certaine disposition des étoiles, vous fermez les yeux, hop ! ce n’est plus la même disposition, vous vous retournez, hop ! vous devenez aveugle, vous vous détournez, hop ! d’autres structures lumineuses apparaissent, le paysage et le temps se sont modifiés. »
L’aigle traduisit-il, ou inventait-il ? On s’était posé le problème lorsqu’il rapportait les propos des Chinois. L’âne, selon l’aigle, continua ainsi :
« Ces différences simultanées et contradictoires de points de vue, on peut les éprouver sur terre si l’on se met à la place d’autres êtres vivants qui souvent ne perçoivent que les tons rouges, ou que le noir et le blanc, mais elles sont impensables pour l’être humain qui ne veut admettre que la vérité de son propre regard. Ainsi, quand je revins vers l’étroitesse de pensée de notre système solaire, je songeai que tout y était aussi chaotique que dans les univers lointains, si l’on regarde avec d’autres yeux : aucune particule ne va en ligne droite, aucune trajectoire n’est claire, limitée, les escaliers ne mènent à rien, les portes s’ouvrent sur des précipices, et l’on ne meurt jamais, on se promène ailleurs, en un autre temps ! Humains, vous voulez que l’ordre règne, le désordre s’éparpille : vous avez la folie de la logique et de la raison. Revenez la semaine prochaine, je vous dirai comment est vraiment l’existence sur terre, à partir de mon expérience cosmique. »
Même Clavecin, habitué aux vertiges métaphysiques, en perdait ses plumes de canari, et moi je fus pris d’une grosse terreur à l’idée de remettre en question l’état ordinaire de mes concitoyens, mais des tas de grenouilles se moquaient de mes faiblesses, je promis à l’âne de revenir… (A suivre)