La semaine d’après, j’allai encore à la campagne avec M. Piano, Mme Piano, et leur petit-fils cette fois déguisé en lui-même, en clavecin, et ce fut étonnant cet instrument de musique sur un pré, devant un âne savant. Et nous remarquions aussi, derrière les pruniers, des astrophysiciens américains et russes, avec des oreilles de lapin afin de se dissimuler et de mieux entendre les propos de notre âne traduit par un aigle ex-humain :

« Oui, le paysage chaotique des galaxies proches est l’accumulation des informations, des récits, des idées émises par les vivants, les végétaux et les pierres, depuis la formation de ces mondes. Ces mémoires nous criblent sans cesse. Nous, habitants de la Terre, sommes constamment agités en nos corps par le souvenir toujours actuel d’événements anciens, par exemple les guerres préhistoriques, la construction de la muraille de Chine, les batailles du début de l’Islam, ou le bruit aigu d’une mouche napolitaine. Et aussi nous sommes à chaque minute perturbés par les ondes, les vibrations venues d’autres civilisations que les nôtres, sur de plus lointaines planètes, néanmoins nos voisines, comme les idées de… l’histoire de…»

L’aigle cessait de traduire : — Je ne comprends plus ce qu’il me dit, il brait un langage trop éloigné des discours ou des équations humaines, comme quoi vous voyez que je ne trichais pas, j’aurais pu inventer. Mais l’aigle vite reprit : — De nouveau je comprends notre cher âne, qui dit :

« Mais si l’on persiste à voyager encore plus loin, à des milliards d’années-lumières de chez nous, ces mémoires sont moins actives. Et là, on aperçoit un autre phénomène : en ce chaos universel, il y a d’immenses sphères qui ne communiquent point entre elles, fermées sur elles-mêmes, chacune existant avec son propre temps, son propre espace, encore plus incompréhensibles pour nous que les murmures de nos voisins. Revenant sur Terre, de même que j’avais pu y remarquer un désordre sans cause ni raison semblable à l’éparpillement de l’univers, je voyais nettement la réalité de telles sphères dans la vie ordinaire des êtres humains, où des groupes se constituent, prisonniers de leur culture, de leur rang social, de leur langue, de leur morphologie, de leur coutume familiale, sans pouvoir se parler, et promettant la mort à qui oserait franchir les frontières. »

— Va-t-on laisser cet âne, qui n’est même pas bâté, proférer de telles inconvenances ? feulaient les experts aux oreilles de lapin. Et comment ce crétin a-t-il pu voyager dans l’espace, et surtout en revenir ? ( A suivre)