Chronique presque Hebdo 3
23 septembre – 20 octobre 2018
.
« Vivre pour l’éternité… ces mots se transformaient à présent en réalité. Une réalité qu’elle ressentait plus fort que jamais, en chaque parcelle de son être. L’ombre des feuillages tapissant la jungle… l’épaisseur de la végétation, qui rendait l’air quasiment irrespirable… les fruits mûrs, chutant de leurs branches dans un bruit sourd… le rugissement lointain des fauves… les serpents glissant dans les hautes herbes… le son chimérique d’une flûte, mêlé aux chants oiseaux… » (p. 257)
Je n’ai jamais su quoi penser des toiles d’Henri Rousseau ; elles m’éprouvent. Elles suscitent en moi un émerveillement mêlé d’effroi – ou plutôt un malaise teinté d’éclats de surprise, d’étonnement. Je me souviens de ma première confrontation avec La Charmeuse de serpents, au musée d’Orsay ; puis Le Rêve, au MoMA, devant lequel j’ai passé de très longs moments, presque chaque semaine, pendant près de dix mois.
La naïveté attribuée à Henri Rousseau plane comme une menace, un tremblement inhérent à la précarité de notre existence. Je parle ici des jungles, ces sombres abîmes colorés qui nous apparaissent d’abord figés pour mieux faire jaillir l’impermanence de toutes choses, à commencer par la joie, le bonheur. Le peintre semble jouer avec nous ; nous ne connaissons à aucun moment ses intentions, ni la part d’intelligence explicitement recherchée dans la composition de ses toiles.
La comparaison avec Pablo Picasso, du fait de la proximité des deux hommes, s’impose presque naturellement, tant l’un comme l’autre ont déjoué les modes de leur temps pour marquer ce dernier de leur art. Elle s’impose d’autant plus que le roman Rakuen no kanvasu de la conservatrice et écrivaine japonaise Maha Harada, qui vient d’être traduit et publié aux éditions Philippe Picquier sous le titre La Toile du paradis, croise constamment ces deux destins.
Maha Harada, native de Tokyo en 1962, est un pseudo inspiré de deux célèbres tableaux de l’artiste espagnol Francisco Goya : La maja desnuda et la maja vestida. Elle a publié nombre d’ouvrages consacrés à la peinture, sous forme de catalogues d’exposition, de biographies, de romans : le MoMA, Monet, Cézanne, Degas, Matisse… la peinture moderne et contemporaine est au cœur de ses préoccupations, de son travail, de son écriture.
Dans La Toile du paradis, Maha Harada aborde en amoureuse « le mystère Rousseau », en mêlant intelligemment roman policier, intrigue amoureuse, travail d’expertise, biographie romancée, à travers des allers-retours entre le début du XXe siècle (les dernières années du peintre), 1983 et l’an 2000. Le roman, parfaite introduction à l’œuvre du peintre pour qui ne le connaît que vaguement car Maha Harada le donne à aimer, a reçu en 2012 le prix Yamamoto Shūgorō, récompense décernée chaque année à une nouvelle œuvre de fiction considérée comme représentative de l’art du conte.
« Cette puissante secousse qui m’a ébranlé dès que j’ai posé les yeux sur cette peinture, qui m’a happé tout entier pour m’attirer en elle… C’est exactement la sensation que j’ai éprouvée, adolescent, en rencontrant pour la première fois Le Rêve au MoMA.
Cette force que libère le tableau, ancestrale et sauvage… ces manifestations de la vie au cœur de la jungle… ce visage avec lequel Yadwig[h]a, allongée sur son canapé, paraît nous inviter à la rejoindre… » (p. 270)
Le roman commence en 2000. Hayakawa Orie, surveillante de musée, se voit appelée par sa direction pour négocier le prêt du Rêve par le MoMA, à la demande expresse du conservateur général de ce dernier, Tim Brown. Pourquoi elle ? Parce qu’elle était jadis une jeune chercheuse prometteuse, de renom. Parce qu’elle a affronté en combat singulier, dix-sept années plus tôt, le fameux Tim Brown, alors simple assistant, autour d’une œuvre inconnue de Henri Rousseau, J’ai rêvé, qui serait un double du Rêve, à quelques nuances près. Pour cette fiction, la romancière s’inspire évidemment de l’existence de deux versions de La Muse inspirant le poète, représentant Marie Laurencin et Guillaume Apollinaire, peintes par Henri Rousseau.
Preuve à l’appui de cette confrontation visant l’authentification du tableau ? Un journal intime, qui décrit les dernières années du peintre, entre 1906 et 1910, au 2 bis rue Perrel, ancienne voie du XIVe arrondissement de Paris aujourd’hui disparue. Et nos deux héros – Hayakawa Orie et Tim Brown – de s’affronter, entre passé et présent, entre attraction et rivalité, entre manipulation et vérité.
« C’est étrange… J’ai beau l’avoir déjà vu des centaines de fois, j’arrive toujours à lui trouver quelque chose de nouveau. L’éclat de sa matière, la puissance libérée par ses motifs, cette profondeur de composition à vous absorber tout entier… Chaque fois que je le vois, ma tendresse pour ce tableau ne fait que grandir. Plus je le regarde, et plus il évolue. Et c’est comme ça depuis le tout premier jour où il m’a fasciné. A-t-il vraiment son pareil au monde ? » (p. 311)
La Toile du paradis est un joli roman, doublé d’une passionnante enquête artistique qui flirte volontairement avec le polar. Maha Harada entremêle, autour de la figure de Yadwigha, figure centrale du tableau Le Rêve, les destins de Henri Rousseau et Pablo Picasso, comme dans un miroir inversé : « Nous sommes les deux plus grands peintres de l’époque, toi dans le genre égyptien, moi dans le genre moderne », aurait dit le peintre français dans l’atelier du maître espagnol. Le récit romancé de Maha Harada semble corroborer cette intuition.
Hayakawa Orie et Tim Brown sont des amoureux jusqu’au vertige de l’œuvre d’Henri Rousseau, qui ne cède en rien, sinon sur le plan de la célébrité mondiale, à celle de Pablo Picasso. La jeune héroïne du roman avance même que Les Demoiselles d’Avignon pourrait avoir été influencé par plusieurs toiles du peintre français.
Entre les deux artistes, si proches par l’amitié et si différents par la pratique picturale, il y a pourtant un gouffre. Si le peintre espagnol fascine par son avant-gardisme, par son intelligence du mouvement historique de l’art, je ne peux m’empêcher de voir dans ses toiles – et plus généralement dans ses « périodes » – une manœuvre consciente et volontaire destinée à nous emmener où il le souhaite. Les longues heures passées devant Les Demoiselles d’Avignon m’ont conduit à en comprendre la cohérence interne et la profonde habileté – tant intellectuelle qu’esthétique.
« Toute la passion du peintre…
Voilà précisément ce qu’Henri Rousseau a voulu exprimer dans cette œuvre : sa passion.
Cette passion qui, pour Picasso,est le moteur même de l’acte de peindre. […]
Outrepassant les critiques et les moqueries de la société, il s’est fermement accroché à son art. Et pourtant, aujourd’hui encore, plus de soixante-dix années après sa mort, il continue à être désigné par son surnom de “Douanier” sans vraiment avoir gagné ses lettres de noblesse. » (p. 268)
Je ne sens pas d’habileté intellectuelle, consciente, dans les tableaux d’Henri Rousseau. Je ne perçois qu’un instinct, presque pur de toutes modes – et que l’on a qualifié de naïf précisément parce que l’absence d’intentionnalité a pu dérouter son temps, et le nôtre. Rousseau peint comme il voit, comme il pressent, spontanément, naturellement, inconsciemment, instinctivement. Il y a certes une habileté esthétique, telles les cinquante nuances de vert du Rêve, mais celle-ci ne s’impose pas d’emblée à notre esprit, à notre intellect ; elle se ressent puissamment.
La preuve en est qu’Henri Rousseau est souvent réduit au pseudonyme que lui a attribué son compatriote lavallois, Alfred Jarry (1873-1907) – Laval ayant donné naissance, en moins de trente ans, à deux génies artistiques –, à savoir le Douanier Rousseau. Son métier, ce serait douanier (ce qui n’est d’ailleurs pas vrai) ; son passe-temps, c’est la peinture.
Sa crédibilité ne sera reconnue que sur le tard, notamment grâce à Guillaume Apollinaire et Pablo Picasso. Mais la consécration n’interviendra que lorsque de grandes rétrospectives lui seront consacrées, notamment par le MoMA (New York) en 1985 – exposition mentionnée à plusieurs reprises dans le roman de Maha Harada –, à la National Gallery of Art (Washington) en 2006 ou encore par le musée d’Orsay (Paris) en 2016 – avec un sous-titre d’exposition plutôt maladroit et enfermant : “L’innocence archaïque”.
« Rousseau, mon cher ami.
Grâce à toi, je viens de comprendre que l’éternité, c’est l’instant présent. » (p. 291)
Henri Rousseau est un authentique génie – l’un des plus terrifiants de l’histoire de la peinture. Ses jungles, statiques et impétueuses, n’appartiennent pas selon moi au paradis, contrairement à l’approche d’une Maha Harada ; elles sont un crépuscule menaçant, avant l’ensorcellement, la chute, la dévoration, l’engloutissement.
Maha Harada, La Toile du paradis, trad. Claude Michel-Lesne, Éd. Philippe Picquier, 2018, 318 p., 20 €
.
Articles récents
– Marie Desjardins : « Le rock n’est plus à inventer : cette grande époque est terminée », dans Profession Spectacle, le 17 octobre 2018.
– La canne à pêche de George Orwell de François Bordes : le totalitarisme à l’épreuve de l’enfance, dans Profession Spectacle, le 9 octobre 2018.
– Le festival Imago : art et handicap au cœur des programmations en Île-de-France, dans Profession Spectacle, le 5 octobre 2018.
– Charles Péguy, le biopic théâtral d’un visionnaire, dans Profession Spectacle, le 4 octobre 2018.
– Cinéma et foi chrétienne, dans Pastoralia (Belgique), octobre 2018
– Points de non-retour [Thiaroye] : Alexandra Badea rend justice du haut de sa Colline, dans Profession Spectacle, le 27 septembre 2018.
– Les folles journées de la Mayenne : art et solidarité en chœurs, dans Profession Spectacle, le 25 septembre 2018.
– Les 80 ans de Romy Schneider et la mort du rock, dans Profession Spectacle, le 23 septembre 2018.
Image à la Une – Henri Rousseau, Le Rêve, 1910, MoMA à New York (détail)
Trackbacks / Pingbacks