J’ai connu Ramon Tigres avant sa présidence. Un excentrique si distrait qu’il devait noter chaque matin toutes les tâches à accomplir, des plus intimes au plus professionnelles. Ainsi passait-il une heure, dès l’aube, à raconter sa journée : ensuite, il n’avait plus qu’à barrer les lignes, c’était fait. Les surprises et les inattendus étaient rares.
Un jour, il s’aperçut que beaucoup de tâches se réalisaient d’elles-mêmes, il suffisait de les avoir déjà écrites. Le résultat de tel rendez-vous d’affaires s’effectuait sans avoir besoin de se déplacer, telle somme d’argent était versée sans même avoir besoin de téléphoner.
Il allait poursuivre une existence parfaite, ayant raconté sa vie avant de la vivre, jusqu’au moment où il fut nommé Président de cette région d’Amérique du Sud, par pis-aller, à la suite de tractations ratées avec des postulants éventuels. Son élection fut une surprise.
Mais la surprise la plus inattendue, pour lui, fut de devenir un personnage public. Et surtout de devoir agir sans avoir déjà écrit la scène. Ce n’est qu’après les avoir mises en oeuvre que ses décisions étaient décrites par les diverses chaînes d’information continue, ses propos décortiqués, sa politique retransmise et déformée, une abomination.
Il admit difficilement de voir sa vie racontée après l’avoir vécue. Il décida alors de revenir à ses pratiques d’autrefois, de laisser un récit créer ses gestes, ses projets. Certes, ce ne serait plus son propre récit, mais ceux des journalistes, des historiens : ils eurent sa bénédiction, et toute latitude pour inventer ses pensées, ses perspectives et ses mouvements.
Lui, il se contenta de suivre ce que les autres racontaient de lui, fut violent ou charmeur quand les médias avaient décidé qu’il se comporterait ainsi. Puis il resta enfermé dans son bureau, et se contenta de ce récit, sans avoir besoin de s’agiter dans les rues, apprenant par la presse et les réseaux sociaux ce qu’il avait envisagé, promis, la veille ou le jour-même.
Jusqu’au moment où l’on s’aperçut qu’il était parti ailleurs depuis longtemps, laissant son destin, ses travers ou son originalité se construire en dehors de lui. De nombreux hommes politiques suivirent son exemple, je pourrais citer des noms.