Donc, suite à un merveilleux coma, je me retrouvai à soixante-dix ans avec les sublimes jambes d’un jeune coureur, plein de vie, avec les pulsions et le beau visage d’un mâle de dix-neuf ans. Le bonheur.

Mais je gardais en moi le recul et l’expérience de mon âge véritable, et ce fut une atroce schizophrénie, un total inconfort.

Celles et ceux avec qui je partageais ma neuve apparence me lançaient des mots, des abréviations, des sonorités vaguement américaines qui me passaient au-dessus de la tête : j’avais l’air idiot. On écoutait des musiques que je détestais, auxquelles je devais adhérer : j’étais étranger à mon nouvel âge. D’autant plus que je les trouvais laids, mes amis, pourtant coiffés et vêtus comme moi, en une extravagance étudiée. Et que je les trouvais laides, les filles bouffies, tatouées, que je voulais courtiser, qui devaient me trouver moi-même déguisé, déplacé, inadéquat. Nous avions tous et toutes à la main nos téléphones portables, comme si l’on portait nos âmes.

Recommençant ma vie, il me fallait un père à qui casser les pieds : je choisis mon ami Piano pour ce rôle, lui qui avait été mon frère.

Et ce fut en tant que fils que j’assistai à l’une de ses conférences sur les métamorphoses terrestres : ce qui, ressassait-il, était autrefois progressiste, le souci d’égalité, la fin du règne de la finance, la redistribution des biens, la culture pour tous, l’universalité de l’humain, était devenu réactionnaire, tandis que le constat fatal des inégalités, la concurrence économique, la disparité culturelle, la poussée des identités nationales, régionales, la relativité de la survie humaine, deviennent des signes de progrès. Fils indigne, je partis avant la fin du discours, dont je restais le seul auditeur.

Etait-ce dans ces perspectives que j’avais envie de recommencer ma vie, moi qui suis si jeune ? Mais je remarquai que ma nouvelle génération, au fond, s’accordait de tout : nous vivons au jour le jour de petits métiers. Dès que l’on gagne un peu d’argent, on arrête de travailler, on dépense, on jouit de la vie : sans concevoir un avenir, un futur. Riche un jour, pauvre le lendemain, on est précaire en nos propres métamorphoses. On n’aspire qu’à un désordre éphémère, une loterie dans le chaos. Quand autrefois, dans mon ancienne vie, je ne songeais bêtement qu’à une carrière organisée.

J’en ai assez de ma nouvelle jeunesse, de cette histoire. Je veux, Faust à l’envers, redevenir complètement vieux, du temps où ma vie avait encore un sens précis, un avenir même trop merveilleux et illusoire. (A suivre ?)