Chronique presque Hebdo 4

21 octobre – 23 novembre 2018

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« errer dans les silences de la parole
se jeter dans l’entre toi
cheminer dans l’entre moi
ouvrir le chemin
le corps est déplacement
chaque pas la distance qui nous relie »

Michel Simonot, “Profération du nous”,
dans Blessure de l’Alliance, Corlevour, 2017

Une chronique presque hebdomadaire qui se meut, peu à peu, en rubrique mensuelle, faute de temps – pour lire et pour écrire, pour creuser en soi le souffle porté par les mots, les couleurs, les sons des autres. Alors je reprends quelques pages volées, au fil des longues et lentes promenades dans les quartiers de Brooklyn.

Verrazano Bridge

Ce pont semble exercer soudainement une fonction quasi liturgique : il redéfinit l’horizon, se fond en lui, accompagné par la chute d’un soleil qui ne délivre qu’une lumière clairsemée, semblant surnaturellement séparer le ciel de la terre, de même qu’il ouvre une brèche entre le territoire de Brooklyn et Staten Island. Et les deux grandes anses qui se jettent de toute leur tension dans le ciel qui se meurt ne peuvent enrayer cette horizontale union qui trace la division avec l’absolu. Il est tard. […]

Le Verrazano revêt peu à peu les traits d’une architecture romane. Il s’offre dans toute sa nudité : la pureté et la simplicité de ses lignes sans brisure envoûtent le spectateur que je suis. L’édifice, profondément religieux, me renvoie brusquement à une peinture de William Turner : une abbaye en ruine est couvée par la maternelle nature, comme dans l’attente d’un nouvel enfantement. Cette absurde comparaison ne trouve pas de sens, comme un rappel de la pourriture dans la magnificence, comme un cri vers la rédemption alors que le corps apparaît dans sa gloire. Nulle autre raison apparemment que le drame humain à perpétuité.

Brooklyn

Il est d’usage de parler de New York comme d’une ville-monde, comme la capitale d’un univers qui dépasse très largement les frontières des États-Unis. Brooklyn est un quartier de la taille d’une mégapole, la quatrième plus peuplée du pays, après NYC, Los Angeles et Chicago, si elle l’était réellement. C’est un « borough » fascinant, mélange improbable de toutes les cultures, qui n’a pas la superficielle nitescence de l’apparat – l’île aux gratte-ciel en assurant le monopole – mais qui inscrit sa vie quotidienne dans une déroutante diversité. Brooklyn compte cent-vingt communautés, cent-vingt nationalités aux périmètres définis, même si les mélanges sont de plus en plus d’usage. […] Changer de quartier, c’est passer d’un peuple à un autre… Changer de rue, c’est bouleverser l’univers que nous connaissions jusqu’alors. À Fort Greene par exemple, en quelque trois cents mètres, j’ai traversé un quartier chinois, une cité portoricaine où les balles fusent chaque soir, une enclave juive et un quartier dit américain (c’est-à-dire irlando-italiano-hollandais). Il n’est pas difficile de saisir ce qui peut attirer un Spike Lee. Respirer chaque atmosphère est un régal pour l’imagination et l’esprit. Respirer chaque rue, afin de toucher du doigt la réalité improbable de cet endroit qui ne l’est pas moins, non comme un touriste, mais comme quelqu’un qui s’apprête à y passer sa vie.

L’architecture présente un visage très particulier, que la brique pousse facilement au rougeoiement. Tantôt nous avons l’impression de vivre un piètre western contemporain, inspiré des maisons reproduisant – avec un mauvais goût imbibé de présomption – l’Ouest sauvage d’autrefois ; nous voici imaginant des tireurs embusqués, armés d’une longue carabine ou le colt fermement serré au creux de leur main. Tantôt nous nous attendons à découvrir derrière une jolie maisonnette blanche, une immense propriété, Tara ?, de laquelle surgiraient une Scarlett O’Hara, un Ashley Wilkes ou un cynique Rhett Butler. Au final, nous ne savons plus si la ville suit un improbable classicisme à la française ou si ses allées se réclament de la plus pure tradition stalinienne, à laquelle il ne manquerait que le béton.

Étrange parfum que celui de ce borough, qui mêle des odeurs venues des profondeurs de l’humanité. La devise de Brooklyn : « Dans l’unité est la force ». À première vue, l’unité est solidement ancrée dans la population, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’elle sera parfaite par la domination d’une minorité asiatique en pleine expansion. Il ne se passe pas une journée sans que je croise des dizaines de personnes venues d’Asie, armées de parapluie, qui sillonnent les rues de mon quartier. J’assiste à une reproduction vivante de la Femme à l’ombrelle de Claude Monet, sans la poétique campagne toutefois, et avec une puissance numérique propre à la Chine.

Brooklyn museum

Quel musée amusant ! Edgar Degas… Giovanni Boldini… Pablo Picasso… Ignacio Zuloaga y Zabaleta… Kees van Dongen… Leur contemporanéité n’explique nullement leur assemblage. Pourquoi telle œuvre est-elle placée à côté de telle autre ? L’apparente incohérence ouvre au questionnement, à une forme de rêve, au mystère.

L’abondante lumière est agréable, mais elle n’est pas pensée en fonction des tableaux exposés. La vitrification ne favorise pas la contemplation des œuvres dans toute leur splendeur. L’impression est glaciale, comme un éblouissement qui affadit : les chefs-d’œuvre pâlissent et s’offrent sans saveur. Personne ne s’arrête vraiment, à moins qu’une discussion passionnante ou la fatigue ne le retiennent. Les tableaux mettent en valeur l’architecture et non le contraire, si bien qu’on espérerait davantage une demeure qu’un musée.

Picasso, Woman in Grey – Un tableau moyen, mais qui nous donne de reconnaître à nouveau ce que j’écrivais déjà lorsque j’évoquais Henri Rousseau : il y a quelque chose de génial dans la construction des oeuvres de Picasso, comme une logique interne portée à une perfection. La peinture est un équilibre entre la forme et la couleur. De ce point de vue, Picasso est un maître : tout est équilibre dans le cadre de ses tableaux ; ses magnifiques compositions ordonnent en interne ses œuvres. Ce n’est pas le réel convenu qu’il faut contempler, mais le donné visuel tel qu’il nous est offert.

Franz von Stock, Golgotha – Quelque chose de Georges Rouault et de Jérôme Bosch. J’aime l’ombre qui semble revêtir la toile, même si le symbolisme extrême me frustre. Il y a trop d’évidence là où la nuit du mystère devrait éclater.

4e étage : le bois craque sous les pas, sensation plaisante. Sont reconstituées des pièces et des maisons de différentes époques de l’histoire de Brooklyn, depuis le XVIIIe siècle. Chaque pièce semble épouser une odeur particulière que le visiteur respire à mesure que son intériorité s’élargit. Nous changeons de monde à chaque pas de porte, et nous nous attendons à voir surgir des personnes costumées à l’ancienne.

Georgia O’Keefe, Green, yellow and orange – La toile est un enfantement ; elle porte un mystère dans ses entrailles colorées. Elle révèle, mais jamais complètement, telle la beauté qui, selon Borgès, dévoile jusqu’au seuil du mystère.

Pierre MONASTIER

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Image à la Une – Verrazano Bridge