Chronique presque Hebdo 2
16-22 septembre 2018
.
« Si tu veux découvrir ce que tu cherches, Gaspard,
tu dois tâcher de lire les signes qu’il y a dans les choses. […]
La terre est immense, mais il y a des liens entre les choses. »
(André Dhôtel, Le pays où l’on n’arrive jamais)
.
Theo Angelopoulos, Paysages dans le brouillard : l’étreinte du Père
Avec Paysages dans le brouillard, Theo Angelopoulos nous livre une œuvre cinématographique d’une grande profondeur, esthétique et mystique : deux enfants, Voula et Alexandre, partent à la recherche d’un père qu’ils ne connaissent pas et qui vivrait en Allemagne – terre promise, jardin d’une enfance retrouvée. Ce manque abyssal, ontologique, les entraîne dans la brume hellénique, à la rencontre d’êtres à l’humanité affaissée. Ils font l’expérience de la misère, de la trahison familiale, de la violence la plus crue, de la déchéance artistique qui ne sauve pas… Seul un jeune homme manifeste encore un peu d’humanité, l’ouverture – à la fois réelle et illusoire – à l’amour. Il n’est que le père – le Père, car l’allusion à une origine substantielle est ici évidente – pour combler ce vide qui creuse tout à la fois l’absence, le dénuement et un sillon d’espérance.
Il n’est pas de plus grande aventure que celle, intérieure, qui nous conduit au centre du jardin, à l’étreinte de l’arbre de la vie. Theo Angelopoulos, dont je découvre cette semaine l’œuvre incisive, nous renvoie à cette enfance qui sommeille en nous, qui « fait la conquête du langage, celui qui brise le silence », selon la formule de l’historien et poète François Bordes dans son joli essai – quasi méditatif – intitulé La Canne à pêche de George Orwell, qui vient de paraître (et sur lequel j’aurai l’occasion de revenir dans un prochain article).
L’enfance dans la littérature a beau être un lieu commun, elle est assurément d’une vérité redoutable, pour qui s’y confronte en esprit et en vérité. Je me souviens toujours avec beaucoup d’émotion des romans du grand André Dhôtel, rare écrivain à savoir parler aussi bien – c’est-à-dire avec la même profondeur – aux enfants qu’aux adultes, par cette alliance de poésie, d’aventure et de contemplation (avis à quiconque voudrait m’offrir l’œuvre intégrale !). Le Pays où l’on n’arrive jamais et L’Enfant qui disait n’importe quoi sont de petites merveilles à transmettre à la génération qui germe aujourd’hui.
Mais Paysages dans le brouillard me donne surtout le désir d’évoquer quelques ouvrages récents destinés à la jeunesse. Il est d’abord un constat évident, pour le lecteur impénitent que je suis : il y a une créativité hors du commun dans l’écriture pour le jeune lectorat, qu’ils appartiennent au genre théâtral (Trois petites sœurs de Suzanne Lebeau), à celui dit « pour enfants » (prime enfance) ou au roman initiatique, visant les préadolescents et adolescents.
Les ouvrages sur lesquels je m’apprête à écrire ont tous paru dans la même maison, dont je ne cesse d’admirer les choix éditoriaux : L’école des loisirs.
Kimiko et Christine Davenier, Minusculette en hiver : pépite hivernale
Tout d’abord, Minusculette en hiver, publié en fin d’année dernière. Sur une jolie histoire signée Kimiko, Christine Davenier nous offre de magnifiques et subtils dessins qui émerveilleront autant les enfants à l’écoute (2 à 4 ans) que les parents lecteurs.
Minusculette, petite fille féérique, aide Gustave, écureuil rayé, à récupérer sa réserve de noisettes. Une pépite hivernale, entre douceur et poésie, qui met au cœur l’amitié, l’entraide et la joie d’être ensemble.
De tous les ouvrages mentionnés dans ce présent article, Minusculette en hiver est de loin celui dont le dessin m’a le plus enchanté.
Pascale Moteki et Delphine Roux, La balade d’Asami : esthétique asiatique
Sur les dessins stylisés de Pascale Moteki, grands aplats qui célèbrent les couleurs au risque de figer les visages, Delphine Roux construit une histoire qui célèbre la nature, ses teintes chatoyantes et la naissance de l’enfant, à travers le regard d’Asami, l’aînée.
La balade d’Asami est un livre destiné aux tout-petits, à l’esthétique proche des traditions asiatiques, qui résonne comme un hymne à la vie sous toutes ses formes. À offrir dans l’attente joyeuse d’un petit frère ou d’une petite sœur.
Joe Todd-Stanton, Le secret du rocher noir : un livre sensitif
Si de nombreux livres à destination des enfants paraissent tous les mois, rares sont ceux qui mettent en éveil les sens autant que l’intelligence et l’esprit. C’est le cas du Secret du rocher noir, de Joe Todd-Stanton. Recommandé à partir de cinq ans, ce récit décrit la rencontre entre une petite fille, Erine, et un rocher apparemment effrayant, qui accueille discrètement, délicatement même, tous les extraordinaires poissons de l’océan. Une histoire qui porte le goût de l’aventure, l’apprentissage de l’autre au-delà des apparences et le respect de la nature, par la célébration de sa beauté.
Si le dessin est évidemment soigné, un aspect souvent oublié par les auteurs et éditeurs m’a également frappé : couverture et papier ont été minutieusement choisis. C’est un livre à regarder, à lire, à toucher, à sentir… Tous les sens sont ainsi en éveil, afin de susciter l’émerveillement et retrouver cette joie simple propre à l’enfant.
Michel Gay, Un si petit cœur : possibilité de l’envol
Dernier livre que je voudrais mentionner : Un si petit cœur de Michel Gay, paru en mars dernier. Nour traverse chaque jour le désert pour aller à l’école et recueille, un matin, un oiseau étourdi après le passage d’un camion.
Une histoire simple, joyeuse, servie par un dessin aux jolies tonalités d’ocre, qui mêle la poussière et la vie, qui s’attache à la terre avant de laisser progressivement la place à l’immensité du ciel, à la possibilité de l’envol.
Kathleen Karr, La longue marche des dindes : western d’apprentissage
Deux romans nous plongent dans l’univers des grandes traversées américaines, sauf que les héros sont des enfants, prêts à tout pour mener leur quête à bien.
Le premier, écrit par Kathleen Karr (et non Kaar, comme la couverture l’indique par erreur), est une réédition en format poche de La longue marche des dindes, paru initialement en 1999. L’histoire, amusante, suit le jeune Simon Green, « le pire élève de toute l’histoire des États-Unis d’Amérique », qui décide à l’été 1860 d’acheter mille dindes pour les vendre dans la grande ville de Denver, située à mille kilomètres de son village natal. Avec la bénédiction de Miss Rogers, cette petite maîtresse qui croit fermement que Simon a sa place en ce monde, il quitte son impitoyable famille en compagnie d’un ivrogne charretier nommé Bidwell Peece et rencontre peu après un jeune esclave noir, Jabeth Ballou. Les trois hommes connaissent maintes aventures, peuplées de bandits, d’artistes et d’Indiens.
Il y a plus de créativité dans ce récit, d’apparence si simple, que dans bien des romans qui se veulent sérieux. C’est dû au choix de la romancière américaine, morte en décembre dernier, de confier la narration au jeune Simon. Nous entrons dans sa tête d’apparent nigaud à la force herculéenne pour y découvrir un cœur immense, à l’innocente franchise et au bon sens pratique. Le roman allie épopée et humour, candeur et vivacité, western et fable d’apprentissage, ce qui ne devrait pas manquer de ravir les jeunes à partir d’une dizaine d’années.
Davide Morosinotto, Le célèbre catalogue Walker & Dawn : roman choral
Nous quittons le Missouri, la ville de Denver et le XIXe siècle pour gagner la Louisiane en 1904. Quatre amis trouvent un jour trois dollars dans une vieille boîte de conserve et commandent un revolver dans le catalogue de vente par correspondance Walker & Dawn. Quelques semaines plus tard, ils reçoivent une montre cassée. Pour l’échanger, ils sont prêts à traverser les États-Unis jusqu’à Chicago – en canoë, en bateau à vapeur ou en train. Mais leur route est semée d’embûches : meurtre, poursuites, arnaques…
Rendons à César… Le résumé précédent est repris à la quatrième de couverture du roman Le célèbre catalogue Walker & Dawn, écrit par l’écrivain italien Davide Morosinotto à destination des pré-adolescents (à partir de dix ans). L’ouvrage semble avoir reçu un vaste accueil de l’autre côté des Alpes, ainsi que quelques prix, semble-t-il, prestigieux. Il faut dire que la créativité ne manque pas dans ce récit de quelque 430 pages : la traduction de Marc Lesage préserve à la fois le caractère épique de l’odyssée vécue par les quatre enfants et la crudité d’un langage à la fois populaire et travaillé, sans nulle vulgarité.
Davide Morosinotto opte pour un roman choral, forme littéraire prisée par les écrivains contemporains, qui joue sur l’éclatement du récit, favorisé par la pluralité des narrateurs, et permet ainsi de croiser les impressions, les jugements, l’espace, le temps… Chacun des quatre enfants a voix au chapitre pour raconter sa version des faits, tout en prolongeant le récit de manière chronologique : l’aventurier intrépide P’tit Trois, le chaman du marais Eddie, la belliqueuse et sensible Julie, dont l’impassibilité apparente impressionne ses amis, et enfin Minc, l’enfant qui ne parlait pas et qui conclut pourtant, en quelques pages seulement, le long roman.
Il y a dans le roman choral la volonté de combler tous les vides, de ne laisser aucune marge de liberté aux lecteurs d’imaginer, de supposer ou d’interpréter, obligés qu’ils sont de lire et de comprendre tout ce que l’auteur veut lui inculquer, comme un désir de toute-puissance perpétuellement inassouvi. Rares sont les romanciers à échapper à pareille tentation… Je pense néanmoins à Prises de Stephan Enter (Actes Sud) et, surtout, à l’immense écrivain sud-africain, Karel Schoeman, dans Des voix parmi les ombres – un chef-d’œuvre du genre.
Davide Morosinotto n’échappe pas à cette tentation ; il ne reste aucune zone d’ombre au moment de clore cette palpitante aventure, entre voyage initiatique et roman policier. Mais l’imaginaire qu’il déploie nourrit son (jeune) homme, et nous goûtons avec plaisir les riches péripéties et les paysages qui défilent sous les yeux des héroïques enfants.
L’école des loisirs m’offre ainsi régulièrement la possibilité de m’aboucher à nouveau à l’enfant que je fus, que je suis et que j’espère être encore à l’avenir. En attendant de prochaines aventures graphiques et romanesques…
Ouvrages cités
Kimiko (auteur) et Christine Davenier (illustrateur), Minusculette en hiver, L’école des loisirs, 2017, 10,70 €.
Pascale Moteki et Delphine Roux, La balade d’Asami, L’école des loisirs, 2018, 32 p., 12 €.
Joe Todd-Stanton, Le secret du rocher noir, L’école des loisirs, 2018, 40 p., 12,20 €.
Michel Gay, Un si petit cœur, L’école des loisirs, 2018, 32 p., 12,20 €.
Kathleen Karr, La longue marche des dindes, trad. Hélène Misserly, L’école des loisirs, coll. Medium poche, 2018, 266 p., 6,80 €.
Davide Morosinotto, Le célèbre catalogue Walker & Dawn, trad. Marc Lesage, L’école des loisirs, 2018, 428 p., 18 €.
Autres articles parus récemment
– Médée black de Michel Azama : Jason et Médée à la Nouvelle-Orléans, dans Profession Spectacle, le 20 septembre 2018.