Depuis hier, les articles se multiplient sur la censure dont ferait l’objet Romeo Castellucci, le préfet de la Sarthe ayant interdit la participation d’enfants (dont le plus jeune n’a que neuf ans) au lancement de grenades factices contre une représentation du Christ.

Plusieurs raccourcis n’ont pas manqué d’être faits, comme celui de mon collègue Stéphane Capron sur scèneweb. Ainsi débute-t-il son article : « Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer“. Voilà la pensée d’Emmanuel Macron délivrée lundi soir devant la Conférence des évêques de France. La traduction dans les faits ne s’est pas faite attendre. La préfecture de la Sarthe via la Direction départementale de la cohésion sociale a décidé de ne pas autoriser les neuf enfants, dont le plus jeune est âgé de 9 ans, à jouer la scène finale du Concept du visage du fils de Dieu au Mans. »

Or la décision n’a pas été prise après le discours d’Emmanuel Macron, même si elle ne prend de l’ampleur que depuis hier (articles dans Libération, Mediapart… qui vont tous dans le même sens). Le discours n’est probablement pour rien dans la décision du préfet, qui s’est contenté de suivre l’avis défavorable de la direction départementale de la cohésion sociale.

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Ce serait d’autant plus absurde que la hiérarchie de l’Église a condamné toutes les formes de violence à l’encontre de cette œuvre théâtrale, ne voyant par ailleurs en cette dernière aucune dimension blasphématoire. Si l’Église elle-même, en ses représentants officiels, ne se sent aucunement menacée, alors qu’est-il besoin de lier le discours d’Emmanuel Macron et cette décision préfectorale ? Avant de procéder à des amalgames, il faudrait avoir la déontologie de poser les enjeux du débat.

Reste la question la plus épineuse : est-ce de la censure ? La raison émise par le préfet est la suivante, selon les termes du communiqué officiel reproduit un peu partout dans la presse : « Considérant l’âge des enfants retenus pour la prestation et les caractéristiques de la scène à laquelle les mineurs devaient participer, le préfet de la Sarthe a refusé cette autorisation d’emploi par un arrêté préfectoral. Cet arrêté n’a pas vocation à interdire cette scène durant le spectacle, précise la préfecture, il vise uniquement à préserver les mineurs qui auraient dû y participer. »

Il s’agit donc de préserver les enfants de toute instrumentalisation – celle-là même qu’on retrouve dans toutes les manifestations, quel que soit le parti défendu. Et chaque camp de taper sur l’autre, en évoquant cette instrumentalisation.

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Sauf qu’il s’agit ici d’une œuvre artistique, d’une « représentation » et non pas de la réalité. Pour Romeo Castellucci, la décision préfectorale est fondamentalement injuste parce que son intention, elle, l’est. Ainsi explique-t-il sa démarche, dans une lettre adressée « aux spectateurs du Mans » :

« Il s’agit d’une séquence d’environ 12 minutes, pendant laquelle un groupe d’enfants entre en scène avec des sacs à dos et vide leur contenu composé de jouets en forme de grenades, tout comme le garçon dans la photo de Diane Arbus qui a inspiré cette scène. Ils lancent ces fausses grenades sur le grand portrait du Salvator Mundi de Antonello de Messine au fond de la scène. Il s’agit d’un passage complexe dont je ne peux que synthétiser le sens : c’est une forme de prière, un geste porté par l’innocence de l’enfance qui symbolise ici l’humanité entière, un geste qui fait référence à la Passion du Christ. Pour monter cette scène, dans chaque ville nous organisons régulièrement des rencontres préparatoires avec les enfants, afin de leur faire comprendre “l’homéopathie” de ce geste violent qui appelle des sentiments inverses. 

Depuis la Première représentation de ce spectacle en 2010, ces rencontres sont conduites avec beaucoup de soin et délicatesse par mon assistant Silvano Voltolina qui a une longue expérience dans la pédagogie théâtrale, spécifiquement auprès des enfants. Ce moment est l’un des aspects les plus riches et les plus beaux de ce travail : s’offrir le temps de discuter d’enjeux importants avec les enfants, écouter enfin leur voix, critiquer la violence par l’usage paradoxal de sa fiction et partager avec eux un discours sur l’art, la culture et la fragilité humaine. Parler d’éthique, finalement »

Ce texte pose plusieurs difficultés : une décision préfectorale de cette nature ne porte pas sur l’intention des personnes mais des risques objectifs supposés, à savoir ici l’instrumentalisation des enfants ? Il n’est pas question de douter de la bonne foi de Romeo Castellucci, ni de la compétence de Silvano Voltolina : une discussion éthique est fort possible à l’âge de neuf ans.

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Mais se peut-il que, en dépit de toute cette bonne foi, de toute cette compétence et de toutes ces discussions éthiques, il y ait un problème à ce que ces enfants jettent concrètement des fausses grenades sur un vrai portrait ? Le préfet répond par l’affirmative.

En somme, selon lui, l’art n’est pas indemne de tentative d’instrumentalisation, de récupération, quelle qu’elle soit. De mon point de vue, le préfet Nicolas Quillet a pour lui, non seulement sa compétence d’écrivain (avec pas moins de six romans à son actif), mais encore – surtout ! – la grande Histoire. Que d’œuvres ont été créées au service d’une propagande, celle de la Contre-Réforme catholique et celle de la Russie bolchevique, pour ne parler que du seul Occident.

Comment ne pas songer à la bibliothèque d’Adolf Hitler, aux grands spectacles pour lesquels les hauts dignitaires nazis se déplaçaient en masse ? La simple lecture de Dans le château de Barbe-bleue de George Steiner ou des travaux de Johann Chapoutot devrait apporter quelques nuances aux affirmations simplistes que l’on voit apparaître ici et là.

Les grandes plaintes schématiques de François Berreur, patron des Solitaires Intempestifs et éditeur de Romeo Castellucci, si elles ont quelque chose de théâtrales, n’ont finalement pas d’autre poids que de feindre une indignation médiatique – peut-être même ses mots, apparemment destinés à la ministre de la culture Françoise Nyssen, ont-ils pour véritables destinataires les réseaux sociaux et leur lot de relais à l’emporte-pièce : « Est-ce une nouvelle forme de censure républicaine ? Ce préfet a-t’il appliqué des consignes de la présidence ? Peut-être souhaitez-vous aussi relire les écrits de Roméo Castellucci pour vérifier s’ils ne menacent pas notre jeunesse ? »

Si la première question pourrait être légitime, la dernière en revanche relève de la manipulation larmoyante.

L’art est-il in fine exempt de manipulation, de récupération, d’instrumentalisation ? La réponse, au regard des éléments précédents, est résolument négative. L’art peut tout à fait être mis au service de la barbarie.

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Si, selon l’affirmation gravée en préambule de la loi Lcap, « la création artistique est libre », il reste encore heureusement des garde-fous législatifs qui permettent de ne pas faire des artistes des citoyens en dehors des catégories morales. La loi permet de le rappeler.

Au regard de tous ces éléments, la décision du préfet est-elle juste ? Y a-t-il un risque d’instrumentalisation ? Est-ce un arrêté abusif, qui flirte avec la censure ? Difficile de réponse. Au moins sa décision aura-t-elle mérité d’affiner un peu certains débats que l’on a tendance à simplifier – non sans malhonnêteté – entre blasphème d’une part et censure d’autre part, cristallisant ainsi – à dessein ? – une fracture déjà existante.

Cette fracture est connue pour qui s’est intéressé aux travaux du philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff*. Dans son passionnant ouvrage intitulé Mai 68, l’héritage impossible, publié il y a vingt ans, il fait état d’un « gauchisme culturel » devenu ultra-dominant, qui se pense comme le gardien du « magistère de la morale », entraînant toujours plus de divisions intellectuelles, culturelles et sociales au sein de la société française.

C’est ce même « gauchisme culturel » qui entraîne ce réflexe corporatiste visant non seulement à soutenir Romeo Castellucci, mais encore à crier de manière indifférenciée à la censure. Au final, l’intelligence du débat est la principale victime, au profit des instrumentalisations et d’une accentuation de la fracture.

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Ah, maintenant que ma réflexion est achevée, je puis donner mon avis : selon moi, il ne s’agit pas de censure… mais d’une mesure excessive avec laquelle je suis en profond désaccord.

Je suis évidemment intéressé par des avis discordants au mien… pour que vive le débat !

Pierre MONASTIER

* Jean-Pierre Le Goff vient de publier un nouvel ouvrage (très) intéressant : La France d’hier. Récit d’un monde adolescent des années 1950 à Mai 68 (Stock, 2018, 467 p., 21,50 €)