David Foenkinos a 43 ans et une quinzaine de romans à son actif. Je n’ai jamais lu un seul de ses ouvrages, pas même ceux qui font la Une des journaux et des librairies, tels que La Délicatesse et Charlotte. Je suis vierge non seulement de toute influence venant de cet écrivain, mais également de tout préjugé – n’ayant jamais entendu un seul commentaire le concernant, lui ou son œuvre.

Vers la beauté vient de paraître, le 22 mars dernier – un titre qui résonne comme une attente, une caresse, une promesse… Les premières pages nous dévoilent une intrigue à la fois simple et profonde : un professeur d’université quitte tout pour devenir un simple gardien de salle au musée d’Orsay, à la suite d’un traumatisme dont nous ne savons évidemment rien à la lisière de la narration. Il a pensé et écrit sur l’œuvre d’Amadeo Modigliani ; le voici qui se retrouve à surveiller une exposition consacrée au bambino de Livorno.

David Foenkinos, Vers la beauté, Gallimard (couverture)Au centre de la salle, en prise à son regard, le portrait de Jeanne Hébuterne, artiste et maîtresse de Modigliani, qui se suicida deux jours après la mort de son amant, après s’être recueillie sur sa dépouille et avoir déposé sur son torse une mèche de cheveux… Cette dernière anecdote, romantique comme il se doit, réjouit les visiteurs du musée autant qu’elle permet la rencontre du héros, Antoine Duris (aucun lien avec l’acteur), avec la directrice des ressources humaines du musée, Mathilde Mattel (aucun lien avec les jouets).

Nous nous attendons à une plongée en profondeur, dans la silencieuse intimité des tableaux, dans un labour intérieur des regards qui se font face – ceux de Jeanne Hébuterne et d’Antoine Duris. La grande aventure des abîmes se profile, vers cette beauté promise, celle vers laquelle nous nous dirigeons constamment, qui se dévoile parfois en un instant d’ineffable grâce, mais qui demeure in fine un horizon de rivage… « comme l’imminence d’une révélation qui ne se produit pas », écrit Jorge Luis Borgès, dans « La muraille et les livres », extrait de Autres inquisitions.

La beauté, entre apocalypse et ineffable

La beauté se situe dans cette faille d’une apocalypse qui n’advient jamais totalement encore, qui est perpétuellement tournée vers l’avenir… « C’est la beauté qui sauvera le monde ? » La question mise dans la bouche de Hippolyte Terentiev, dans L’Idiot de Fiodor Dostoïevski, est dorénavant reprise un peu partout, y compris par David Foenkinos, mais sans interrogation. Elle est ainsi présentée comme une assertion : « La beauté sauvera le monde ». Plus encore, une temporalité continue d’être inscrite au cœur de la forme verbale, sans qu’elle ne sonde plus qui que ce soit. Or le salut mentionné est au futur… Il varie selon la perception qu’ont Mychkine et Rogojine de Nastassia Filippovna.

Le premier voit la blessure, scellée dans la chair de cette femme à la beauté foudroyante ; le second ne pense qu’à posséder cet être, jusqu’à la destruction. La Beauté est ainsi un au-dedans fragile, un ineffable existentiel (Vladimir Jankélévitch) qui transcende, c’est-à-dire qui élève et donne d’expérimenter, de goûter à un degré presque extatique (au sens étymologique), la – beauté – esthétique. La blessure trace un nécessaire sillon à la fois lumineux et douloureux pour y accéder. S’en approcher demande un labeur d’une lenteur, d’une sensibilité presque pudique.

Les cinquante premières pages du roman de David Foenkinos sont comme un tâtonnement à cette quête. Nous le voyons instaurer un climat, une atmosphère, comme pour accoutumer le lecteur à cette intériorité indispensable, à cette blessure au-dedans de la faille apparente. Nous y croyons, jusqu’à la page 59 précisément… avant que le romancier ne fuie le silence intérieur quand il aurait fallu le creuser, tandis que son héros entame son retour extérieur à Lyon, brusquement.

Effondrement de toute beauté

L’intrigue ne perd pas de son intérêt ; elle se voit simplement retirée toute possibilité de profondeur, pour demeurer en surface des âmes, des paroles et des actions de chacun des personnages. Au final, il n’en reste rien, y compris de cette beauté promise, qui n’est qu’un succédané de gazouillements tantôt sentimentaux, tantôt sexuels, d’Antoine Duris et de ses proches.

Un exemple parmi tant d’autres, au moment où le professeur Antoine Duris rencontre une ancienne élève, bien plus jeune que lui : « Cette fille allait partir pour Hambourg, elle l’admirait follement, il y avait tout pour vivre un moment magique. Il y avait tout pour arracher un peu de beauté à la monotonie » (p. 100). Est-ce donc là cette beauté que le professeur était venu chercher à l’ouverture du roman, dans la contemplation d’œuvres d’art ? Une jouissance prise, à la rigueur reçue de l’autre, le temps d’un soir, sans don réel, total, lumineux et douloureux… La beauté serait un arrachement (ici sexuel) à la monotonie.

Une conception de la beauté qui s’effondre… ou qui n’a peut-être jamais existé que dans notre référentiel propre – de Borgès à Dostoïevski, en passant par Jankélévitch. Il nous était promis un chemin métaphysique des profondeurs… Il n’y a qu’une histoire psychologique de (fausse) culpabilité mal assumée et – tout de même – de rencontres effleurées.

Pierre MONASTIER

David Foenkinos, Vers la beauté, Gallimard, 22 mars 2018, 224 p., 19 €.